La maison de vos rêves
Bientôt trois
mois qu’elle vient chaque lundi, le matin de préférence. Je la reçois dans mon bureau,
confortablement installé dans un fauteuil IKEA blanc, mon carnet de notes posé
sur les genoux, le dictaphone au garde-à-vous à ma droite sur la table basse.
Avant son
arrivée, vers neuf heures trente, je relis mes notes et écoute quelques
extraits de ses désirs. Ceux-ci sont classés pièce par pièce en trois colonnes
selon ses couleurs préférées. Je n’ai gardé que ceux cités au moins trois fois
depuis le début de nos entretiens.
C’est un ami qui
me l’a envoyée — dis-moi, Bob, je sais que tu es très sollicité mais
voilà : Lisa, une amie de longue date, vient d’acheter une vieille demeure
en Bretagne — LA maison de mes rêves
— m’a-t-elle déclaré avec joie. De passage chez nous l’été dernier, elle a a-do-ré
la déco et m’a bien sûr demandé qui était l’auteur de cette harmonie de
couleurs, d’étoffes, de cet univers enchanteur à ses yeux… —. Et voici pourquoi je
reçois régulièrement Lisa au bureau de mon agence.
Dès le premier
contact, j’ai senti chez elle une sensibilité extrême, une gourmandise
raffinée, affichée dans le choix de sa tenue. Je me souviens du rouge capucine
de son étole jetée avec élégance sur l’épaule en écho au vernis de ses ongles…
Lisa — j’appelle
assez vite mes clients par leur prénom s’ils acceptent, une proximité qui peut
favoriser le choix parfois difficile, délicat d’un tissus, d’un bibelot —
quelles sont vos trois couleurs préférées ? Le vert, le gris et le
turquoise, m’a-t-elle répondu lentement mais d’une voix claire. Bien, je vous
propose de dessiner peu à peu le décor de votre maison, celle de vos rêves, à
partir de ces trois couleurs.
Ont suivi
plusieurs voyages jusqu’à Songe,
minuscule port de pêche niché au creux d’un des abers de la côte du même nom.
Ensuite, pièce par pièce, séance après séance, elle a décrit le décor rêvé,
celui que nous allons élaborer ensemble. Huit heures vingt, assis au bureau, je
relis à l’écran les dernières notes que Lisa m’a envoyées dans la semaine à la
suite du dernier entretien…
… j’entre dans un vaste hall carré aux murs
ivoire ou coquille d’œuf… une pâleur orangée tombe d’un puits de lumière…
j’avance pieds nus sur un sol de marbre vert de mer… j’apprécie la dureté de la
pierre, je glisse sur la chevelure des algues, je prolonge la caresse de l'onde… à l’agonie du jour je veux danser avec les orangers du couchant…
… je m’abandonne dans le seul fauteuil
turquoise du salon… les pieds cachés dans le sable chaud… face à la baie béante
ouverte face au large… où des voilages couleurs goélands s’effilochent sans
fin… je veux écouter à l’infini les refrains turquoises de l’océan Iroise si
proche, si lointain…
… je m’étends sur une couche émeraude de
l’unique chambre aux murs de nuages bleutés… sous un ciel percé d’étoiles…
bercée par le seul souffle des pages des livres innombrables… ces livres, je
veux les voir feuilleter par des hirondelles vert/bouteille… nichées dans des
étagères de rayons de lune…
… au réveil, quand le gris perle du matin a
effacé les étoiles les plus paresseuses, quand je pose les pieds sur des tapis
d’ailes de papillon jaune capucine, quand je cherche la cuisine…
Neuf heures
trente. Elle ne va pas tarder… Je souhaite que le projet idéal aboutisse
aujourd’hui. J’ai relu toutes mes notes ce week-end, j’ai repassé tous les
enregistrements, choisi de nouveaux échantillons, cherché de nouvelles nuances
de vert, de gris, de turquoise, refait toutes les esquisses couleurs de rêve,
le rêve de Lisa…
Dix heures, elle n’est pas arrivée… Étrange, elle est
toujours ponctuelle…
jeanPaul coLomb