lundi 14 avril 2014

Rêve ou réalité (2)

L'inconnue du Bosphore


Le temps est soluble ce soir-là ; il n’attend rien dans le bar où chaque soir, depuis plusieurs semaines déjà, il vient dissoudre sa solitude byzantine. Là-bas sur la scène étroite, elle se glisse au travers des volutes de fumée, des minces écharpes de tulle percées par les spots de lumière crue. Il est bouleversé par la beauté de cette femme. Il devine un visage taillé dans la lumière et la soie…


Ce soir-là comme presque tous les soirs, le bar Aziyade est plein comme un œuf. Il faut jouer des coudes pour rejoindre ses amis attablés, se cramponner à son verre porté à bout de bras pour aller saluer un visage connu. Ses mains ouvertes, ses bras fluides, ses gestes souples, sa façon de se mouvoir, elle danse avec grâce entre deux musiciens accrochés aux manches de leur guitare…


Il croit voir la belle et mystérieuse Mata Hari se faufiler entre le décor et les musiciens. Une mousseline blanche enveloppe sa silhouette de brume matinale. Vénus évadée d’un Botticelli, déesse drapée du péplos d’Athéna, double de Circé échappée de son île ? Elle danse là-bas, intouchable, elle danse dans un nuage de poussière d’argent de la Corne d’Or…


Les rires, les mots, les bravos ont duré loin dans la nuit. Prisonnier de l’enthousiasme, de la chaleur de ses amis d’un soir, il ne peut s’approcher d’elle perchée là-bas maintenant sur un tabouret noir, enveloppée de fumerolles échappées d’un fume-cigarette infini, loin de tout, loin de tous, au-dessus des têtes joyeuses ou fatiguées, et déjà lourdes du poids du jour…


Il n’entend pas les bavardages pourtant si proches, si présents, parfois pesants des autres, vivants ou fantômes, étrangers à la présence de l’inconnue là-bas perdue au-delà de leurs propres frontières. Il ne voit pas ces mines, ces masques, ces figures, ces figurants attablés, perdus dans leurs aventures drôles ou tragiques, leurs récits déjà dits, leurs récits mille fois répétés…


Arrivé voici plus de trois mois sur une des rives du Bosphore pour une banale formation, sirotant tous les soirs sa solitude passagère  dans un bar différent, il ne l’avait encore jamais vue cette belle inconnue, cette femme fluide glissant entre les nuages des visages assoiffés des autres, des frôlements de la nuit, des tintements des verres rarement vides…

Il ne l’a pas vu quitter le ventre chaud du café. Il ne l’a pas vu écraser sa cigarette, creuser légèrement les reins, glisser du tabouret avec grâce, toucher le sol délicatement, envelopper sa nuque de porcelaine d’un foulard noir, tirer sa robe chair sur ses hanches arrondies, lancer ses jambes de soie et balancer sa croupe parfaite jusqu’à l’évanouissement dans la sortie…


La vue du tabouret vide l’a brusquement assombri, la salle est devenue silencieuse, déserte ; la présence seule de l’inconnue mystérieuse avait peuplé sa soirée habitée maintenant des seules volutes de fumée. Il est seul au monde comme l’enfant abandonné dans la forêt : rester ? sortir ? courir à sa recherche dans les allées de la nuit stambouliote ?


Tel un automate, il se lève, pousse la porte du 19 rue Pierre Loti, respire profondément une dernière fois les parfums du Bosphore. Une ombre de gitane se dissout dans les ténèbres d’une porte cochère ; son corps frémit prêt à s’élancer dans la direction de la fugitive mais il reste cloué sur le trottoir incapable de se mettre en mouvement… Demain, il sera loin, très loin, trop loin…
JeanPaul Colomb

1 commentaire:

  1. Deux histoires de femmes dans un atelier d'écriture; on passe du bleu au blanc...le troisième texte sera-t-il rouge passion ?
    On attend toujours la suite du premier...et maintenant la suite du deuxième ! Tu n'as pas le droit de nous mettre en appétit puis de nous laisser ainsi divaguer vers une infinité de possibles.

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