L'Auvergne de Vialatte
Origine._ (…) J’ai appris à sept ans que j’étais un mammifère, autour de huit ans que j’étais un Auvergnat. Ce sont des choses dont on se sent flatté, un peu gêné, un peu inquiet, vaguement honteux. On se demande si les autres aussi sont mammifères ou Auvergnats. Et s’ils le savent.
J’ai été très content de devenir Auvergnat. (…) j’avais toujours pensé que l’Auvergne était un pays fabuleux inventé par ma tante Lucie pour y loger plus aisément quelques vieilles histoires de famille. On y tournait la fourme, on y perlait le tulle, on y fabriquait la dentelle, on y jouait le quadrille des Lanciers. Ma tante Lucie avait tant de fraîcheur d’âme qu’elle rêvait de faire son paradis à bicyclette et d’y visiter l’Australie. Son salon était décoré de portraits d’oncles qui étaient revenus tout ébréchés de la campagne du Mexique. (…) Elle arrivait de ces étranges décors, noire de la fumée des trains, armée de fourmes d’Ambert, de chèvretons, de sucre de pomme, de chapelets en « larmes de Job ». Si bien que l’Auvergne était pour moi comme une espèce de réservoir de la merveille.
Les grands magasins du bonheur.
Lointaine, inexistante, telle la Samaritaine, le Printemps ou le Bon Marché,
elle avait dû être fondée, comme toute maison vraiment sérieuse, autour de
1848, par deux frères qui avaient leur portrait sur les factures et dans le
dictionnaire.
Je cherchais le mien, puisque
j’étais un Auvergnat, dans l’Auvergnat des assiettes peintes qui décoraient la
maison familiale. J’aimais assez sa culotte de zouave et son biniou. Mais
j’appris par la suite que l’Auvergnat d’assiette est un Breton en costume de Quimper.
J’ai connu depuis une Auvergne plus vraie. J’ai su sa neige et ses sapins
intransigeants, ces longs charrois qui passent lentement dans la forêt et qu’un
garçon conduit, la veste sur l’épaule, aussi raide qu’un saint de bois… Et les
scieries au bord des routes, et les auberges dans les cols… J’ai connu
l’Auvergne absolue, dans sa haute mélancolie (…).
L’Auvergne est
pascalienne._ (…) Quant à
moi, s’il me faut trouver, pour illustrer cette province amère, quelque
vignette symbolique dans ses sites ou ses statues, je n’irai pas chercher dans
les endroits illustres ni dans les châteaux dont l’histoire a décoré ses
basaltes hautains ; mais, sur la montagne anonyme, à quelque carrefour perdu
des vieilles routes, une auberge qui sent le brouillard, la suie, le mouton, la
résine.
Le chaume reste gras du baiser des nuages ; l’affiche de la « Machine Singer » — suprême végétation des cimes — se décolle par petits morceaux, ne laissant plus voir, dans un S rouge, que cette couturière exaltée qui chante dans une trompette en or les bienfaits de sa machine à coudre.
L’auberge, la croix, le sapin… notre destinée sur la terre… Et ces dorures qui nous font passer le temps… L’ombre d’un roulier vague au loin, dans le brouillard, à la lueur de sa lanterne cahotante. Est-ce une image de notre vie ? Elle n’apparaît plus dans ces endroits perdus que comme un souvenir d’enfance, un négatif que la mort seule peut mettre au point et qu’une si haute solitude commence à peine à révéler.L’Auvergne est pascalienne, au fond. Son vent vous souffle les Pensées en pleine figure, et, quand il balaie l’herbe rase entre les genévriers bas, on sent passer un goût de gentiane dans son alcool, je ne sais quoi de tonique et d’amer, une sévérité qui saoule (…).
Extraits de L'Auvergne absolue
Alexandre Vialatte (1901-1971)
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