dimanche 3 juillet 2016

Écrire au jardin


J’ai oublié la première fois. J’ai oublié quand ils m’ont dit, c’est là chez Mémée ! Tu seras bien ! Elle a un jardin. J’ai oublié la première fois quand j’ai poussé la porte en bois du jardin de ma grand-mère.

Je me revois seul devant le portillon. Les planches étroites, les clous rouillés, les gonds fatigués. Il me faut soulever l’ensemble légèrement désarticulé, comme un pantin sans tête, tout en le poussant. Je revois les traces au sol, sur la terre sablonneuse, des quarts de cercle, sillons répétés, un peu comme ceux des jardins zen. J’entre alors dans mon royaume. Dans ce qui sera mon royaume, toutes ces années de la maternelle à mon entrée au collège. Mon royaume en toutes les saisons.

Je me revois planter, replanter au printemps, mes premières salades. Un maigre sillon, un coup de plantoir, un jeune plant fragile, un autre coup de plantoir sur le côté pour l’arrosage, et ainsi de suite… Je me revois me précipiter au jardin, dès le lendemain après la classe, en pleurs, désespéré, à genoux devant mes plantations rachitiques. J’avais imaginé que la 
nuit allait transformé ces trois ou quatre feuilles maigrichonnes en grosses laitues pommelées.

Je me revois l’été, au fond du jardin, accroupi devant les groseilliers, engloutir les grappes charnues à pleine bouche, sous l’œil inquisiteur des poules, seuls témoins de ma gloutonnerie. Je me revois ramasser les pêches blanches tombées de l’arbre du voisin qui me terrorise avec sa grosse voix menaçante. Il me botte les fesses chaque fois qu'il me surprend en train de jouer au cerceau entre les plates-bandes qu'il prend soin de cultiver. C’est un accapareur, me répétait ma grand-mère. Il croit que tout lui appartient !

Je me revois allongé sur le sol, couché et caché par les larges feuilles de choux à l'automne. Je suis là à observer avec attention les gouttes d’eau énorme, délicatement posées à la jointure des tiges charnues d’albâtre et du tronc rugueux. La lumière joue au travers de ces perles de pluie comme dans un kaléidoscope, les couleurs dansent devant mes yeux émerveillés. Il m’arrive de secouer légèrement le
plant de chou et de boire ces gouttes de lumière…

Je me revois, dans l’étroite allée de sable, jouer aux boules avec les énormes pommes de pin, butin rapporté de nos cueillettes en forêt. Ces trésors indispensables en hiver, au démarrage du feu dans le vieux fourneau de faïence, sont entreposés à l’abri des intempéries. Pas de royaume sans palais. Ces provisions de babets comme les appelle Mémée, sont stockées dans un coin de ma cabane. De mon palais.

Je me revois assis en tailleur sur un bout de lino presque neuf. Mon tapis royal dans cet abri de bric et de broc. J’ai assemblé quelques chutes de planches, cloué quelques bouts de tasseau, posé quelques tuiles récupérées à gauche et à droite. Mon palais s’appuie au poulailler/clapier. Là, je peux rester des heures, immobiles, habillé de silence… Je sais qu’ils me cherchent parfois : ils m’appellent depuis la fenêtre dominant le jardin. Je les entends mais ne bouge pas. Je suis le roi. Les lapins ne s’agitent plus, les poules se sont tues jusqu’à l’angélus…

JeanPaul Colomb

1 commentaire:

  1. Très beau, très touchant ton hymne à l’enfance ! et tes photos !! vibrantes de chaleur et pourtant aux contours précis !
    Merci de ce partage.
    Bon voyage les î..liens !!
    Sylviane

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