J’ai
oublié la première fois. J’ai oublié quand ils m’ont dit, c’est là chez Mémée ! Tu seras bien ! Elle a
un jardin. J’ai oublié la première fois quand j’ai poussé la porte en bois du
jardin de ma grand-mère.
Je
me revois seul devant le portillon. Les planches étroites, les clous rouillés,
les gonds fatigués. Il me faut soulever l’ensemble légèrement désarticulé,
comme un pantin sans tête, tout en le poussant. Je revois les
traces au sol, sur la terre sablonneuse, des quarts de cercle, sillons répétés,
un peu comme ceux des jardins zen. J’entre alors dans mon royaume. Dans ce qui
sera mon royaume, toutes ces années de la maternelle à mon entrée au collège.
Mon royaume en toutes les saisons.
Je
me revois planter, replanter au printemps, mes premières salades. Un maigre
sillon, un coup de plantoir, un jeune plant fragile, un autre coup de plantoir
sur le côté pour l’arrosage, et ainsi de suite… Je me revois me précipiter au jardin, dès le lendemain après la classe, en pleurs, désespéré, à genoux devant
mes plantations rachitiques. J’avais imaginé que la
nuit allait transformé ces
trois ou quatre feuilles maigrichonnes en grosses laitues pommelées.
Je
me revois l’été, au fond du jardin, accroupi devant les groseilliers, engloutir
les grappes charnues à pleine bouche, sous l’œil inquisiteur des poules, seuls
témoins de ma gloutonnerie. Je me revois ramasser les pêches blanches tombées
de l’arbre du voisin qui me terrorise avec sa grosse voix menaçante. Il me botte les fesses chaque fois qu'il me surprend en train de jouer au cerceau entre les plates-bandes qu'il prend soin de cultiver. C’est un
accapareur, me répétait ma grand-mère. Il croit que tout lui appartient !
Je
me revois allongé sur le sol, couché et caché par les larges feuilles de choux à l'automne. Je suis là à observer avec attention les gouttes d’eau énorme, délicatement
posées à la jointure des tiges charnues d’albâtre et du tronc rugueux. La lumière
joue au travers de ces perles de pluie comme dans un kaléidoscope, les couleurs
dansent devant mes yeux émerveillés. Il m’arrive de secouer légèrement le
plant
de chou et de boire ces gouttes de lumière…
Je
me revois, dans l’étroite allée de sable, jouer aux boules avec les énormes
pommes de pin, butin rapporté de nos cueillettes en forêt. Ces trésors
indispensables en hiver, au démarrage du feu dans le vieux fourneau de faïence,
sont entreposés à l’abri des intempéries. Pas de royaume sans palais. Ces
provisions de babets comme les
appelle Mémée, sont stockées dans un coin de ma cabane. De mon palais.
Je
me revois assis en tailleur sur un bout de lino presque neuf. Mon tapis royal
dans cet abri de bric et de broc. J’ai assemblé quelques chutes de planches, cloué
quelques bouts de tasseau, posé quelques tuiles récupérées à gauche et à
droite. Mon palais s’appuie au poulailler/clapier. Là, je peux rester des
heures, immobiles, habillé de silence… Je sais qu’ils me cherchent parfois :
ils m’appellent depuis la fenêtre dominant le jardin. Je les entends
mais ne bouge pas. Je suis le roi. Les lapins ne s’agitent plus, les poules se sont
tues jusqu’à l’angélus…
JeanPaul Colomb
Très beau, très touchant ton hymne à l’enfance ! et tes photos !! vibrantes de chaleur et pourtant aux contours précis !
RépondreSupprimerMerci de ce partage.
Bon voyage les î..liens !!
Sylviane