Avènement
Malheur ! Ces lianes, ces ronces, ces branches qui talochent le visage, les sangsues, les fourmis, les serpents, les araignées... Je me demande si j'ai bien fait d'obéir au songe. Il y en a qui veulent notre perte. Enfin ! Je suis heureux d'être arrivé dans cette clairière qui ne blesse pas.
– Les blessures ne parviennent pas de la nature.
– Qui parle ? Ah ! C'est toi, vieillard assis. Que fais-tu ici ? Pourquoi cette parole sur les blessures ?
– Réponds d'abord à ma question. Que viens-tu chercher dans la forêt avec ton air de vouloir ?
– Ne t'occupe pas de mon air. Il m'appartient. Sache que je suis venu du pays de Bhaarta (les Indes) guidé par un rêve envoyé des dieux. J'ai navigué sur la Grande mer, j'ai remonté le Grand fleuve, je suis arrivé dans la Mer intérieure (lac Tonlé Sap), j'ai continué jusqu'à son extrémité. J'ai reconnu les lieux voulus par les dieux. J'ai laissé mon embarcation et je me suis avancé dans la forêt maudite. Maintenant les images sont brouillées, je ne sais plus où aller.
– La forêt n'est pas maudite, elle est maternelle.
– Pfuuuit ! Tu aimes les mots, toi !
– Que voulait ton rêve ?
– Il n'est pas facile de savoir. Je sens le flou d'une incertitude. Ce qui est sûr, c'est l'élan. L'élan qui m'a conduit par ici pour que s'y construise un royaume.
– Alors, tu l'as trouvé, étranger. Autour de toi, les feuilles, les arbres, les mousses, les cours d'eau, les chants d'oiseaux sont le royaume.
– Tu transformes tout à ta manière ! Je parle d'un vrai royaume avec des temples, des palais, des maisons, des routes.
– Viens t'asseoir à côté de moi. Attention à la branche ! Ne marche pas sur l'ombre du grand fromager. A cette heure-ci elle est néfaste.
– Ces trous à la place de tes yeux... Es-tu aveugle ? Comment peux-tu voir où je pose le pied ?
– C'est plus simple sans les yeux.
Aïe ! Je suis tout courbatu après cette marche. Donc, vieillard au corps décharné, tu sembles savoir des choses. Peux-tu me dire comment reconnaître le lieu d'un rêve ?
– Tu cherches la nuit avec une lanterne.
– Sais-tu combien tu es agaçant avec tes énigmes ?
– Les rêves n'indiquent pas un lieu mais un espoir, ou une crainte. Toi seul peux deviner lequel des deux.
– J'ai vu quelque chose qui devait durer. Pas comme tes feuilles. Non ! Un morceau découpé dans le temps , et qui lui échappe. Avant d'entrer dans cette forêt, j'ai traversé des villages de pêcheurs – quels beaux poissons ! – puis, j'ai vu du riz, des fruits, des légumes que je ne connaissais pas. La terre est bonne, l'eau douce et abondante. Propice pour le rêve, pour faire pousser des tours très hautes, des portes épaisses, des éléphants comme dans mon pays, un foisonnement de visages de pierre... C'est en te parlant que je comprends mieux ce que voulait le rêve : remplacer la forêt par des pierres jusqu'à l'horizon.
– Non !
– Tu ne veux pas être dérangé dans ton monologue avec toi-même mais tu ne peux rien contre la volonté des dieux. Depuis que j'ai quitté les rivages de la Mer intérieure, je cherchais un signe qui me dise où bâtir le royaume. Le signe, c'est toi ! Un vieillard aveugle est la réponse des dieux. Tu resteras avec ton royaume d'arbres. Ici, il y aura des pierres d'éternité.
– Insensé ! "Pierre d'éternité... " ça me fait rire. C'est comme une feuille qui ne se reproduirait pas. Les dieux n'ont pas besoin de pierres. Ils sont dans les arbres, les sources, le vent. Ils veulent la génération, pas ton éternité de pacotille. Tes temples, ton palais tomberont un jour, comme s'ils étaient faits de sable. La forêt les engloutira.
– Tu as déjà vu des arbres manger de la pierre ?
– La forêt est le visage des dieux.
– Tu n'en as pas assez de décocher des formules ?
– Ecoute, je sais que vous réussirez, qu'ici et vers les quatre orients vous bâtirez ce qu'aucun homme n'a jamais construit ailleurs. Je vois des habitants aussi nombreux que les poissons de la Mer intérieure. Je vois de l'or, des étoffes précieuses, des rois puissants, des rois malheureux, des danseuses au corps de gazelle, des combats, des rivières de sang. Vous transporterez ici le centre du monde. Vous penserez : la mort n'est rien à côté des tours qui défient le ciel et des statues couvertes d'or. Mais...
– Pourquoi t'arrêtes-tu ? Continue, je t'en prie !
– ... Un jour les humains seront chassés par d'autres humains qui, à leur tour, partiront. La forêt reviendra, emprisonnant vos constructions avec des racines. La pierre rejoindra la terre, les arbres remplaceront les tours. Il y aura un rideau de feuilles au-dessus de vos temples qui seront privés de lumière. Le soleil ne luira plus que pour les arbres.
– Es-tu rishi ("voyant") pour parler comme cela ?
– Je connais les hommes, leur lutte vaine contre le temps. C'est tout.
– Moi aussi je les connais. Et je connais les lois de samsâra ("transfiguration"). Je sais que rien n'est jamais détruit. Même si la forêt recouvre les pierres, un jour les pierres se dégageront de la forêt.
– Tu m'amuses ! La forêt est vivante. Elle connaît sa force. Les pierres ne peuvent rien toutes seules.
– Le rêve envoyé par les dieux ne saurait m'avoir trompé. Ici les pierres resteront vivantes, elles seront lumières ! Si tu les fais tomber, elles se redresseront et...
– ... et retomberont !
– Suffit ! Ta vision m'a confirmé qu'en ce lieu sera Nagara*.
* Angkor est une déformation de ce mot sanskrit dont la signification est "ville-capitale".
Extrait de ANGKOR Lumière de pierre
Texte de Olivier Germain-Thomas
(Imprimerie Nationale)