Car il est presque impossible à
l'homme qui va par le monde de ne pas mêler son imagination à la vision des
réalités. On accuse les
voyageurs de mentir et de tromper ceux qui les lisent. Non, ils
ne mentent pas, mais ils voient
avec leur pensée bien plus qu'avec leur regard. Il suffit d'un roman
qui nous a charmés, de vingt vers qui nous ont émus,
d'un récit qui nous a captivés pour nous préparer au lyrisme spécial des coureurs de route, et
quand nous sommes ainsi excités,
de loin, par le désir d'un pays, il
nous séduit irrésistiblement. Aucun coin de la terre n'a donné
lieu, plus que Venise, à cette conspiration de l'enthousiasme. Lorsque nous
pénétrons pour la première fois dans la lagune tant vantée il est presque
impossible de réagir contre notre sentiment anticipé, de subir une désillusion.
L'homme qui a lu, qui a rêvé, qui sait l'histoire de la cité où il entre, qui
est pénétré par toutes les opinions de ceux qui l'ont précédé, emporte avec lui
ses impressions presque toutes faites ; il sait ce qu'il doit aimer, ce qu'il doit mépriser, ce qu'il doit admirer.
Nous descendons le Grand Canal. On est surpris d'abord par l'aspect de cette ville dont
les rues sont des rivières...
des rivières ou plutôt des égouts à ciel ouvert.
C'est là vraiment l'impression
que donne Venise après le premier étonnement passé. Il semble que des
ingénieurs facétieux aient fait sauter la voûte de maçonnerie et de pavés qui
recouvre ces courants d'eaux malpropres dans toutes les autres villes du monde,
pour forcer les habitants à naviguer sur leurs égouts.
Et
cependant quelques-uns de ces canaux, les plus étroits, sont parfois
délicieusement bizarres. Les
vieilles maisons rongées par la misère y reflètent leurs murailles
déteintes et noircies, y trempent
leurs pieds sales et crevassés, comme des pauvres en guenilles qui se
laveraient dans des ruisseaux. Les ponts de pierre enjambent
cette eau et renversant
dedans leur image l'encadrent
d'une double voûte dont l'une est
fausse et l'autre vraie. On a rêvé une vaste cité aux immenses palais, tant est grande la renommée de cette antique reine des mers.
On s'étonne que tout
soit petit, petit, petit ! Venise n'est qu'un bibelot, un vieux bibelot
d'art charmant, pauvre, ruiné, mais fier
d'une belle fierté de gloire ancienne.
Tout
semble en ruine, tout semble sur le point de s'écrouler dans cette eau qui porte
une ville usée. Les palais ont des façades ravagées par le
temps, tachées par l'humidité,
mangées par la lèpre qui détruit les pierres
et les marbres. Quelques-uns
sont vaguement inclinés sur le côté, prêts à
tomber, fatigués de rester depuis si
longtemps debout sur leurs pilotis.
Tout à coup l'horizon grandit, la lagune s'élargit ; là-bas, à droite, apparaissent
des îles couvertes de maisons, et, à gauche, un
admirable monument de style mauresque, une merveille de grâce orientale et d'élégance imposante, c'est le palais des Doges.
Guy de Maupassant, 5 mai 1885