Le chevalier du fleuve
Il faut partir tôt !
Très tôt déclare Dédé. Tu me
rejoins en bas de chez moi à cinq heures pétantes ! Si t’es pas là, je
pars sans toi ! La veille, je prépare les appâts pour la première fois.
Dédé m’a bien expliqué. Dans une casserole d’eau en ébullition, tu jettes une
poignée de chènevis, des graines de chanvre si tu préfères, que tu as laissé
tremper une ou deux nuits. Tu surveilles bien la cuisson, tu arrêtes le feu
quand les germes apparaissent. Tu
les égouttes, tu les passes sous l’eau froide, c’est un peu comme la cuisson
des lentilles ! Avant d’aller te coucher, tu rajoutes une ou deux gouttes
de pastis… Une goutte comment ? Une petite goutte ? Une grosse ?
Une larme ? Euh, tu vois bien ! Disons une demi cuillère à café. Juste
ce qu’il faut, s’agit pas de saouler le poisson !
C’est Dédé qui m’emmène à
la pêche dans les Gorges de la Loire. La pêche avec une vraie canne en bambou,
trois beaux sillons avec des œillets dorés et un super moulinet vert pomme.
J’adore la musique du moulinet : des cliquetis brefs et rapides comme ceux
d’une horloge pressée quand on ramène le fil à vide, pour vérifier l’état des
appâts ; un cliquetis long et strident comme un sifflet en hiver quand le
poisson a mordu et espère se sauver dans le courant…
Mon père va bien à la
pêche, mais seul ! Il pêche au lancer lui, deux sillons courts en
plastique vert acidulé et un énorme moulinet noir. Il pêche à la cuillère, des
sortes de médailles argentées ou dorées, terminées par un hameçon trident qui
ne connaît jamais les contorsions du ver. Ou alors avec des mouches
artificielles suspendues à des bulles en plastique transparent. À la veillée,
sur la table de la cuisine, sous la lampe exactement, il
range soigneusement
ses leurres dans des coffrets à compartiments tel un bijoutier avant la
fermeture de sa boutique, ses cuillères brillantes comme des sous neufs, ses
mouches aux longs poils multicolores ; il lubrifie avec grand soin son moulinet, un Mitchell, un moulinet Formule 1,
fiston ! Là tu vois c’est pour la truite, celles-ci pour le brochet,
celles-là… Je n’écoute pas la suite… Il ne m’emmène jamais avec lui ! Tu
ne pourrais pas me suivre, ni passer là où je vais ! Je l’ai aperçu
quelquefois au bord du fleuve : il ne reste pas en place, à la manière d’un
lanceur de poids sur un stade, il lance et relance sa super canne en fibre de
verre, le leurre suivi du fil monte dans les airs avant de faire plouf loin de
la berge, des ronds se dessinent à la surface de l’eau… Va demander à Dédé s’il
veut bien t’emmener avec lui… Dédé, c’est
le copain de travail de mon père. Chaque été les deux couples se
retrouvent dans deux maisons voisines à l’entrée des Gorges de la Loire, en
aval du Puy en Velay.
Mes graines sont cuites,
les germes sont fermes, ils ont fait éclater l’enveloppe brune ; le pouce
sur le goulot de la bouteille, je laisse tomber trois gouttes de pastis sans
oublier de lécher le précieux liquide anisé sur la pulpe du doigt. Je place la
boîte précieuse en bas du frigo, fais l’inventaire de mon panier : deux
montures de 16, deux sachets d’hameçon, deux flotteurs, une bobine de fil de
8/100, un chiffon propre et une bourriche petit modèle, semblable à une cotte
de maille vide, abandonnée. J’attache ma canne à la barre du vélo de la selle
au guidon à l’aide de deux maigres tendeurs. Quel chic type ce Dédé de m’emmener à la pêche avec
lui ! Et puis j’aime bien la douceur nonchalante de sa femme Simone. Je me
surprends à l’observer lors des pique-niques sur les berges de la Loire. Je la
trouve belle, très belle avec son panama et ce ruban rouge qui vient lui
caresser la nuque blanche quand elle est assise au bord de l’eau, les jambes
nues allongées sur l’herbe fraiche. Sa silhouette
blonde m’évoque une vedette
de cinéma aperçue dans Cinémonde.
Presque vingt deux
heures, je suis au lit. Il ne fait pas encore nuit. Je ne prépare pas de
réveil. Je sais que je vais dormir en pointillé. Que vers quatre heures je vais
me lever en veillant à ne pas réveiller mon jeune frère. Il a horreur de la
pêche et ne mange que des steaks hachés. Que je vais petit déjeuner debout prés
de la gazinière d’un verre de lait et d’un bout de pain avec du miel. Peu avant
cinq heures, je suis prêt. Une pâle lueur au-dessus des toits assoupis essaie
de troubler le noir de la nuit et efface les dernières étoiles. Un lampadaire
blafard douche le porche d’où va surgir Dédé à cinq heures pétantes, casquette
de chasseur, blouson d’aviateur, musette en bandoulière, vélo de course Manufrance rutilant — chut Milou !
ça suffit ! tu remontes illico presto ! — la bête se tasse et s’en
retourne derrière la porte déjà close. Ça va gamin ? T’es prêt ? Pas
trop froid ? Allez, on y va !
Une bonne demi-heure à
pédaler sur un faux plat vers l’amont, sur une route étroite, gravillonnée, en
lacets épousant les méandres du fleuve sombre. Le fond de l’air est frais,
presque froid le matin en été juste avant le lever du soleil. Cette douce
froidure m’enveloppe mais ne me pénètre pas. Je vais à la pêche comme un grand
dans les courants du fleuve. Et puis suivre Dédé sur son super vélo de course
réchauffe ! Sans prévenir, il ralentit, descend de sa machine, détache son
matériel du cadre, cache les bicyclettes derrière un énorme buisson et avance
vers les eaux bouillonnantes prêtes à l’engloutir. Quand la canne à la main, je
m’approche de la rive, Dédé est déjà dans le courant, de l’eau à mi-cuisse, en
train d’appâter. Tel un funambule je m’avance pas à pas sur les galets mobiles
comme des billes prêtes à se laisser emporter dans les flots. Magnifique. Dédé
est magnifique dans la lumière du levant. Dans son ombre, légèrement en
retrait, j’apprends à refaire les gestes du maître. Appâter régulièrement puis
lancer la ligne dans le courant, suivre la course chaotique du flotteur jusqu’à
la douleur, surveiller avec l’index la tension du fil près du moulinet et
recommencer… Mon chevalier du
fleuve ne dit pas trois mots de la matinée, reste immobile telle une statue
plantée dans les remous, lève parfois la tête vers le soleil de plus en plus
chaud…
Allez, on rentre, ça
suffit pour aujourd’hui ! Dédé est déjà sur la berge, les jambes rougies
jusqu’à mi-cuisse. Alors gamin ? C’est autre chose que de taquiner le
goujon avec des asticots ! Que de lancer des cuillères dans l’eau comme
ton père, non ? Sacré Dédé !
JeanPaul Colomb
Mais oui bien sûr ! J'aime beaucoup !
RépondreSupprimerMoi aussi j'aime beaucoup...et je peux le prouver car ça fait trois fois que j'écris mon commentaire sans pouvoir le publier...
RépondreSupprimerA la lecture, moi aussi j'attendais Dédé dans ma petite maison en pierres de la Haute Loire. J'ai même senti le goût de l'anis dans ma bouche. Continue... J'aimerais bien que tu écrives la suite du texte "bleu" ( j'en remets une couche ! ). La troisième photo est très belle, on aimerait bien savoir dans quel fond de gorge, il y a d'aussi belles couleurs. Continue...
A bientôt