mercredi 5 novembre 2014

Venise (3) : le Grand Canal

Venise, 28 septembre, au soir.

    Il était donc écrit, à ma page, dans le livre du destin, que l’an 1786, le 28 septembre au soir, à cinq heures, selon nos horloges, je verrais Venise pour la première fois, en débouchant de la Brenta dans les lagunes, et que, bientôt après, je poserais le pied dans cette merveilleuse ville insulaire, dans cette république de castors. Ainsi donc, Dieu soit loué ! Venise n’est plus pour moi un simple mot, un vain nom, qui m’a tourmenté souvent, moi, l’ennemi mortel des paroles vides.
Quand la première gondole s’est approchée du coche (elles viennent recevoir les passagers qui désirent arriver plus vite à Venise), je me suis rappelé un jouet de mon enfance, auquel je n’avais pas songé peut-être depuis vingt ans. Mon père possédait
un joli modèle de gondole, qu’il avait rapporté d’Italie ; il y attachait beaucoup de prix, il crut me faire une grande faveur,de tôle brillante, les cages noires des gondoles, tout m’a salué comme une vieille connaissance : j’ai senti une aimable impression d’enfance, qui m’avait fui longtemps.
    On a déjà conté et publié beaucoup de choses sur Venise, et je ne m’attacherai pas à la décrire en détail. Je dirai seulement mes impressions personnelles. Mais ce qui me frappe avant tout le reste, c’est encore le peuple, c’est cette masse d’êtres vivants rassemblés par la nécessité et la contrainte. Ce n’est pas pour son plaisir que cette race s’est réfugiée dans ces îles ; ce ne fut point le caprice qui poussa ceux qui la suivirent à se réunir avec elle : la nécessité les instruisit à chercher leur sûreté dans la situation qui offrait le moins d’avantages et qui en présenta de si grands dans la suite et les civilisa, quand le Nord tout entier

était encore plongé dans les ténèbres. La conséquence nécessaire fut qu’ils se multiplièrent et s’enrichirent. Alors les habitations surgirent et se pressèrent de plus en plus ; le sable et le marais firent place aux rochers ; les maisons cherchaient l’air : comme les arbres qui sont enfermés, elles s’efforçaient de gagner en hauteur ce qui leur manquait en largeur. Avares de chaque pouce de terrain, et, dès l’origine, resserrés dans un étroit espace, ils ne laissèrent pas pour les rues plus de place qu’il n’était nécessaire pour séparer une rangée de maisons de celles de vis-à-vis et pour ménager aux habitants d’étroits passages. Du reste, l’eau leur tenait lieu de rues, de places et de promenades. Le Vénitien dut devenir un être d’une nouvelle espèce, tout comme Venise ne se peut non plus comparer qu’à elle-même. Le Grand Canal, qui serpente à travers, ne le cède à aucune rue

du monde ; on ne peut rien mettre en parallèle avec l’espace qui s’étend devant la place Saint-Marc : je veux parler de ce grand miroir liquide, qui est enveloppé de ce côté, en forme de croissant, par la véritable Venise.

   Je trouvai sans peine le Grand Canal et le Rialto : il consiste en une seule arche de marbre blanc. De ce point élevé, la vue est grande ; le canal, semé, peuplé de bateaux, qui apportent de la terre ferme toutes les choses nécessaires, abordent et se déchargent surtout à cette place ; parmi les bateaux, les gondoles fourmillent… Les deux parties principales de Venise, que le Grand Canal sépare, ne sont liées ensemble que par le pont du Rialto ; mais on a multiplié les communications au moyen de barques publiques qui traversent à des points déterminés (…).

Johann Wolfgang von Goethe  Voyage en Italie De Vérone à Venise

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