vendredi 14 novembre 2014

Venise (5) : les gondoles



Promenade au fil de l'eau

Ma gondole suivait les petits canaux ; comme la main mystérieuse d'un génie qui m'aurait conduit dans les détours de cette ville d'Orient, ils semblaient, au fur et à mesure que j'avançais, me pratiquer un chemin, creusé en plein cœur d'un quartier qu'ils divisaient en écartant à peine, d'un mince sillon arbitrairement tracé, les hautes maisons aux petites fenêtres mauresques ; et comme si le guide magique eût tenu une bougie entre ses doigts et m'eût éclairé au passage, ils faisaient briller devant eux un rayon de soleil à qui ils frayaient sa route.

On sentait qu'entre les pauvres demeures que le petit canal venait de séparer, et qui eussent sans cela formé un tout compact, aucune place n'avait été réservée. De sorte que le campanile de l'église ou les treilles des jardins surplombaient
à pic le rio, comme dans une ville inondée. Mais, pour les églises comme pour les jardins, grâce à la même transposition que dans le Grand Canal, la mer se prêtait si bien à faire la fonction de voie de communication, de rue, grande ou petite, que, de chaque côté du canaletto, les églises montaient de l'eau en ce vieux quartier populeux et pauvre, devenues des paroisses humbles et fréquentées, portant sur elles le cachet de leur nécessité, de la fréquentation de nombreuses petites gens ; que les jardins traversés par la percée du canal laissaient traîner jusque dans l'eau leurs feuilles ou leurs fruits étonnés, et que sur le rebord de la maison dont le grès grossièrement fendu était encore rugueux comme s'il venait d'être brusquement scié, des gamins surpris et gardant leur équilibre laissaient pendre à pic leurs jambes bien d'aplomb, à la façon des matelots assis sur un pont mobile dont les deux moitiés viennent de s'écarter et ont permis à la mer de passer entre elles.
Parfois apparaissait un monument plus beau, qui se trouvait là comme une surprise dans une boîte que nous viendrions d'ouvrir, un petit temple d'ivoire avec ses ordres corinthiens et sa statue allégorique au fronton, un peu dépaysé parmi les choses usuelles au milieu desquelles il traînait, car nous avions beau lui faire de la place, le péristyle que lui réservait le canal gardait l'air d'un quai de débarquement pour maraîchers.

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu

En mai 1900, Marcel Proust s'est rendu à Venise avec sa mère, pour un séjour de deux mois.


Aujourd'hui, les gondoles sont prises d'assaut par les touristes Chinois, Japonais… Et parfois, au détour d'un pont, surgissent de belles voix de ténor…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire