lundi 10 novembre 2014

Venise (4) : Galleria dell'Accademia

La Tempête de Giorgione

Le tableau a lieu maintenant, pour vous, pour vous seul. Il vous parle du temps par-dessus le temps, comme toute la ville, la Sérénissime, le fait constamment. C'est sa vocation, sa grandeur, son calme.
J'écoute, je commence à voir. À droite, une femme aux trois quarts nue, un boléro blanc sur les épaules, assise sur un drap froissé en pleine nature, allaite un enfant avec son sein gauche. Elle vous regarde. Elle en a vu d'autres, elle en verra d'autres. Vous êtes obligé d'être cet enfant. La femme est très belle, jeune, éternelle, cheveux blond vénitien, rassemblée sur elle-même malgré ses cuisses écartées, très attentive, protectrice, un peu inquiète. À gauche, sur une autre scène, séparé de la femme à l'enfant par une rivière en ravin, un homme désinvolte et jeune, veste rouge, tenant un bâton plus grand que lui, tourne la tête vers le petit théâtre d'allaitement. Est-ce un père ? Un fils ? Un passant ? Il a l'air très content, détaché, il pose. Il se souvient, aussi. Ce bébé, c'était lui dans une autre vie. Ou bien ce sera lui, et puis lui encore.
Où cela a-t-il lieu ? Aux environs d'une ville, une ville sous l'orage, dans un ciel gris-bleu. Un éclair déchire le fond de la toile et accentue la brisure entre entre la femme à l'enfant et l'homme contemplatif. Sur terre, une rivière les sépare, ils ne sont pas dans le même temps. Ce tableau, plein d'une sérénité mystérieuse, est menacé par une rafale
à venir. Il s'appelle La Tempête, mais il s'agit d'une étrange tempête à l'écart. Là-bas, en ville, la luxure est à son comble, comme à Venise, par tous les temps. Giorgione sait de quoi il parle. Mais, ici, ordre et beauté. Silence.

Le temps, ensuite, fait son œuvre de destruction, comme le prouve, du même pinceau, le tableau qui se trouve juste à côté de La Tempête : La Vecchia, la « vieille ». C'est la même femme, cinquante ou soixante ans plus tard. Même regard, même intensité traversant les siècles, mais lisez l'étiquette qui remplace l'enfant au sein : COL TEMPO, avec le temps. L'hiver de la dégradation est venu, mais une autre femme, la même, jeune et tranquille, est déjà en train de reprendre le rôle dans les bosquets. Et ainsi de suite. L'homme, lui, le peintre, s'est éclipsé, mais il va revenir, toujours au même âge, c'est la loi des éclairs, des saisons, du désir de fond.
Venise, ville faussement ouverte, cité hermétique. On y va, et, si on comprend, on ne s'en va pas (…).

Philippe Sollers Dictionnaire amoureux de Venise Accademia p. 23 / Plon 2004

Bien entendu, à l'Académie, il y a tous les autres peintres : Bellini (Giovanni et Gentile), Tintoret, Lotto, Véronèse, Tiepolo, Carpaccio…



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