dimanche 23 novembre 2014

Venise (7) : le sestiere de Castello


Une journée dans le quartier de l'Arsenal

     Sur les cartes, Venise prend la forme d'un poisson, dont le sestiere de Castello serait la queue. Castello, c'est le plus vaste et le plus composite des sestiere de la ville. C'est aussi et avant tout le quartier de l'Arsenal (de l'arabe dar essenah : la maison des arts mécaniques). Retranché derrière ses hautes tours, l'Arsenal y forme comme une Cité interdite.

     C'est ici, en 1104, que va naître ce qui va devenir le plus grand complexe de constructions navales d'Europe et permettre à Venise de devenir la Dominante. Au XIVsiècle, l'Arsenal était une entreprise industrielle gigantesque comptant jusqu'à  16 000 ouvriers pouvant produire un bateau par jour.

     On construisit ainsi des centaines de navires marchands et des bateaux de guerre pour résister aux invasions. Cette puissance navale va permettre à Venise de dominer les mers, de donner des empereurs à Constantinople, des rois à Chypre, des princes à la Dalmatie, au Péloponnèse, à la Crète ; Venise république au milieu de l'Europe féodale sert de bouclier à la chrétienté et va abattre le croissant turc à Lépante (en 1571) ; Venise terrasse l'Orient ou lui achète ses parfums ! La puissance de l'Arsenal était telle que les doges le nationalisèrent à la fin du XIIsiècle (première nationalisation connue !).



Pas de Paradis sans Enfer

     La beauté et la richesse stupéfiantes de Venise à travers les siècles comportent deux monstruosité, l'une matérielle, l'autre spirituelle.
La spirituelle : le ghetto (mot vénitien). La matérielle : l'Arsenal, c'est-à-dire la puissance des armes et du commerce, la maîtrise des mers.

     Au début du XIVsiècle l'Arsenal de Venise est en pleine activité, et c'est probablement une des visions les plus violentes de l'Histoire. Ainsi en juge Dante, en tout cas, puisqu'il l'introduit dans son chant 21 de l'Enfer, dans sa Divine Comédie. Dante parle d'un endroit de feu et de travail permanent, où la « poix tenace » sert à calfater les navires avariés et qui ne peuvent plus naviguer, où on on sent l'« étoupe », où l'on « radoube » sans arrêt les proues et les poupes. L'un fait des rames et des avirons, l'autre tord des câbles d'artimon et de misaine ou rapièce des voiles. Grande activité « infernale », donc, construction navale des galères, que Dante prend comme une image d'un châtiment divin administré dans l'au-delà, par des diables harponneurs à des damnés plongés dans une énorme cuve bouillonnante et poisseuse.
     
     Nous sommes au début du capitalisme, désormais planétaire. Grandeur sombre, en hiver, de l'Arsenal de Venise. Dante l'a vu, et s'en est aussitôt servi comme métaphore d'un supplice atroce et non sans humour. L'inscription des vers de l'Enfer se lit encore aujourd'hui à l'entrée du lieu. Le feu constant, les bateaux, la puissance et la gloire : la ville est fière d'avoir pu servir à figurer dans la diablerie. Du Diable à Dieu, de la poix à l'or : la machine moderne est en route.

     Les ouvriers de l'Arsenal, les Arsenalotti, sont, très tôt une élite d'artisans, une aristocratie du travail prestigieuse et privilégiée. Ce sont des diables bien rétribués, à la fois constructeurs, pompiers (ils connaissent le feu comme personne), gardes d'honneur, soldats et marins. On les paye bien, on les loge gratuitement ou à loyer modéré : la République connaît la musique.

     En 1571, lors de la grande bataille de Lépante contre les Turcs, la moitié des navires chrétiens de la Sainte Ligue sortent des chantiers vénitiens. La punition viendra en 1797 avec Bonaparte qui détruit l'Arsenal et livre la ville à l'Autriche. De là date la « mauvaise histoire » de la ville, XIXe siècle étant son enfer.

Philippe Sollers Dictionnaire amoureux de Venise Arsenal p. 64 à 67 / Plon 2004


Un petit goût de vie à la vénitienne…

      Loin des hordes de touristes du Rialto et de la Place Saint-Marc, nous avons cheminé jusqu'à la via Garibaldi, l'artère la plus large de Venise. Nous avons flâné dans ce quartier paisible de la Sérénissime, avec ses ruelles désertes mais décorées de guirlandes de linge frais, ses petits commerces, ses placettes, ses grands jardins…

     À la Trattoria Alla Rampa, fréquentée par les descendants des anciens ouvriers de l'Arsenal, nous avons dégusté les spaghetti con seppia (spaghetti à l'encre de seiche) et le fegato (foie de veau à la vénitienne) servi avec l'incontournable polenta, avec un bon vin de la casa

     Ce jour-là, bien sûr, nous avons poussé la porte de plusieurs églises (il faudra y consacrer une page entière aux églises de Venise !). Nous avons également découvert le caffè corretto (café corrigé, c'est à dire arrosé d'un peu de grappa). Puis nous avons fait nos courses dans les Coop de quartier : baccala mantecato (spécialité vénitienne à base de morue), mozarella au lait de bufflonne, ricotta au lait de brebis ou de chèvre… fendu la foule de la Place Saint-Marc avant d'aller dîner chez nous, calle Frezzaria… 

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