dimanche 14 décembre 2014

Avec vue sur la mer

     
     Le jour se lève. Elle le sent sous ses paupières closes. Le bruit de la rue lui parvient de très loin. Plus près, un chien aboie. Un oiseau chante. Un enfant pleure, ou bien rit. Les contours sont flous. Un parfum de fleurs, les effluves du jardin. Il faudrait ouvrir à la chienne. Elle tente de repousser les draps, de se redresser, mais son corps reste inerte. Une ombre incertaine s’agite. Elle ouvre les yeux. Réveillée maintenant. Elle ne bouge pas. Pas encore. Ni jardin. Ni chienne. Elle détaille le lieu. Où suis-je ? Ces murs jaunis de pénombre. Deux grandes ouvertures masquées de rideaux épais. Alignement de cadres de différents formats. Comme suspendus au plafond, là-haut, très haut. Deux  chaises vides face à face. Seuls meubles dans ce large corridor. Des bruits faibles de ventilateur. Une odeur de parquet ciré. J’ai dormi là, à même le sol ?


     Elle se lève, encore engourdie. Nuque raide, bouche sèche. Comme vêtue de poussière. Elle se sent happée par une tache de couleurs. Plus vives. Enfin une ouverture dans cette geôle de rêves diffus. Juste devant elle. Elle s’approche lentement. Encore un pas et elle peut voir. Au plus près. Entrer dans la peinture. Oui, c’est un tableau. En bas à gauche, un fauteuil crapaud vert fané. Posé sur un tapis rouge. À droite, un canapé une place, collée à une porte blanche. Trois patères noires au-dessus du fauteuil. Des murs jaune clair rayés de jaune plus sombre. Du jaune encore au plafond, à l’intérieur d’une corniche blanche où rampe une grappe de glycine. Et au centre une fenêtre ouverte. Encadrée de voilages fleuris. Ouverte sur la mer. Avec une plante verte sur le rebord, comme posée sur le mauve de l’eau.  Un vent tiède et léger gonfle les voiles des rideaux.


     Des parfums iodés et salés la pénètrent.  Son corps éveillé frémit. Elle se déshabille très lentement. Pose les étoffes tièdes et froissées sur un bras du fauteuil. Encore deux pas, et elle s’appuie, nue, sur le bois de l’ouverture. La surface des flots rayonne d’argent et l’irradie toute entière. Les galets de la plage roulent dans les vagues. Elle perçoit leurs roulements sourds et mats. Les têtes des palmiers griffent l’azur. Au-dessus de la fenêtre ouverte sur la mer. Oublié, la chienne impatiente derrière la porte. Oublié, le jardin à désherber, les messages en attente, le courrier abandonné, les courses au marché, le linge à repasser, le dîner à préparer, l’existence torsadée, le temps décoloré par les habitudes. Par la vie de chaque jour…

     Elle est là, debout, présente à la mer, à la mer toute entière. Elle se laisse chahuter par l’écume des vagues, balancer par les palmes des arbres. Elle joue avec les enfants et leurs cerfs-volants. Elle sourit au marchand de glaces. Il chante des airs d’opéra. Est-ce la fin de l’été ? Elle ne sait. Elle se penche à la fenêtre. Une colline boisée d’un côté. Le dôme d’un hôtel de l’autre. Passe un avion à basse altitude. Il va se poser là-bas, vers le couchant. Une sirène déchire le silence. Un frisson la parcourt. Elle recule. Aperçoit quelques mots sous le tableau. Chambre avec vue sur la mer. Henri Matisse. Huile sur toile. 73 x 61 cm. 1917-1918. Philadelphia Museum of Art, USA.
JeanPaul Colomb
19 novembre 2014 / 04 décembre 2014
Pour voir le tableau Chambre avec vue sur la mer d'Henri Matisse :

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