vendredi 24 octobre 2014

Venise (2) : un trésor flottant


Car il est presque impossible à l'homme qui va par le monde de ne pas mêler son imagination à la vision des réalités. On accuse les voyageurs de mentir et de tromper ceux qui les lisent. Non, ils ne mentent pas, mais ils voient avec leur pensée bien plus qu'avec leur regard. Il suffit d'un roman qui nous a charmés, de vingt vers qui nous ont émus, d'un récit qui nous a captivés pour nous préparer au lyrisme spécial des coureurs de route, et quand nous sommes ainsi excités, de loin, par le désir d'un pays, il nous séduit irrésistiblement. Aucun coin de la terre n'a donné lieu, plus que Venise, à cette conspiration de l'enthousiasme. Lorsque nous pénétrons pour la première fois dans la lagune tant vantée il est presque impossible de réagir contre notre sentiment anticipé, de subir une désillusion. L'homme qui a lu, qui a rêvé, qui sait l'histoire de la cité où il entre, qui est pénétré par toutes les opinions de ceux qui l'ont précédé, emporte avec lui ses impressions presque toutes faites ; il sait ce qu'il doit aimer, ce qu'il doit mépriser, ce qu'il doit admirer.

Nous descendons le Grand Canal. On est surpris d'abord par l'aspect de cette ville dont les rues sont des rivières... des rivières ou plutôt des égouts à ciel ouvert.
C'est là vraiment l'impression que donne Venise après le premier étonnement passé. Il semble que des ingénieurs facétieux aient fait sauter la voûte de maçonnerie et de pavés qui recouvre ces courants d'eaux malpropres dans toutes les autres villes du monde, pour forcer les habitants à naviguer sur leurs égouts.
Et cependant quelques-uns de ces canaux, les plus étroits, sont parfois délicieusement bizarres. Les vieilles maisons rongées par la misère y reflètent leurs murailles déteintes et noircies, y trempent leurs pieds sales et crevassés, comme des pauvres en guenilles qui se laveraient dans des ruisseaux. Les ponts de pierre enjambent cette eau et renversant dedans leur image l'encadrent d'une double voûte dont l'une est fausse et l'autre vraie. On a rêvé une vaste cité aux immenses palais, tant est grande la renommée de cette antique reine des mers.
On s'étonne que tout soit petit, petit, petit ! Venise n'est qu'un bibelot, un vieux bibelot d'art charmant, pauvre, ruiné, mais fier d'une belle fierté de gloire ancienne.

Tout semble en ruine, tout semble sur le point de s'écrouler dans cette eau qui porte une ville usée. Les palais ont des façades ravagées par le temps, tachées par l'humidité, mangées par la lèpre qui détruit les pierres et les marbres. Quelques-uns sont vaguement inclinés sur le côté, prêts à tomber, fatigués de rester depuis si longtemps debout sur leurs pilotis. Tout à coup l'horizon grandit, la lagune s'élargit ; là-bas, à droite, apparaissent des îles couvertes de maisons, et, à gauche, un admirable monument de style mauresque, une merveille de grâce orientale et d'élégance imposante, c'est le palais des Doges.

Guy de Maupassant, 5 mai 1885

dimanche 19 octobre 2014

Venise (1) : andiamo !

   
   Venise ! Est-il une ville qui ait été plus admirée, plus célébrée, plus chantée par les poètes, plus désirée par les amoureux, plus visitée et plus illustre ?

     Venise ! Est-il un nom dans les langues humaines qui ait fait rêver plus que celui-là ? Il est joli, d'ailleurs, sonore et doux : il évoque d'un seul coup dans l'esprit un éclatant défilé de souvenirs magnifiques et tout un horizon de songes enchanteurs.

   Venise ! Ce seul mot semble faire éclater dans l'âme une exaltation, il excite tout ce qu'il y a de poétique en nous, il provoque toutes nos facultés d'admiration. Et quand nous arrivons dans cette ville singulière, nous la contemplons infailliblement avec des yeux prévenus et ravis, nous la regardons avec nos rêves.
Guy de Maupassant 5 mai 1885

samedi 18 octobre 2014

Autofiction


Qui suis-je ?

Je suis né au XXe siècle je crois. Disons dans les années cinquante, avec les Trente Glorieuses. Dans le noir, bien au chaud, à l’époque où tout commence à s’accélérer, à se multiplier, à se consommer à tout va. La société dite de consommation met le turbo. On entre dans le monde kleenex ! Ma matière première est millénaire, bien antérieure à l’apparition de l’homo-economicus.

Aujourd’hui, je suis omniprésent, même dans les régions les plus reculées. Vous me connaissez, m’utilisez chaque jour, voire plusieurs fois par jour. Vous me saisissez, me dépliez, me gavez, me ficelez, me jetez mais toujours vers moi revenez ! Parfois, vous me pliez, me gardez, me rangez. Il vous arrive de  m’imprimer, de me peindre, de me colorier, de me collectionner et je me retrouve ainsi au fond d’un tiroir, d’un placard, d’une armoire…

Je suis muet comme une carpe mais si on me gonfle, j’explose ! Certains se méfient de moi comme de la peste, me trouvent dangereux, surtout si les enfants s’approchent de moi pour jouer alors que je me trouve moins dangereux qu’un pistolet. D’autres me méprisent et préfèrent mes cousins moins solides, moins pratiques, moins souples mais plus écologiques !
J’adore être détourné de mon usage premier. Coupé, découpé, décoré, je peux devenir toile de fond d’un décor, surface pour peintres débutants, remplacer une vitre cassée, devenir cape de pluie lors d’une averse ou d’un orage. Devenir cerf-volant est ma transformation préférée. Là, je suis assemblé, scotché, ligoté avec précision et attention sur des morceaux de bambou avant mon envol sous le regard tendre de celui qui me tient en laisse.

Depuis quelque temps, je perds un peu de mes couleurs. Il m’arrive d’être de plus en plus mince voire transparent. Je m’en accommode et m’en amuse, surtout dans les rues, les gares, les aéroports où j’assiste à quelques scènes drôles ou tragiques de la comédie humaine. Je me souviens de ce vieux transistor à bout de pile qui a eu le temps — avant d’expirer au creux de mes entrailles — de me murmurer : grâce à toi, je me sens comme un voilier dans une bouteille, et qui ne vogue nulle part ! J’étais flatté, j’ai failli rougir, exploser de bonheur ; je me suis retenu de peur que l’on fasse évacuer les lieux et que je me retrouve seul et abandonné le ventre presque vide ou plein à ras bord.

Aujourd’hui, mes heures de gloire sont passées. J’ai de moins en moins de succès et on évoque l’interdiction de ma distribution. Fini le temps du déguisement quand le vent me soulève, m’emporte loin et  m’accroche aux épines, aux branches le long des routes. Avec mes semblables, on transforme
buissons et arbustes en arbres de Noël. Jusqu’aux portes du désert. Paraît-il aussi que je deviens un danger pour la faune des océans.

Me reconvertir ? À mon âge ? J’y pense bien sûr. Il m’arrive de me rêver en valise ! Je crains de perdre une partie de ma liberté avec les clefs, les codes, les fixations… Il est vrai que la valise est plus noble, et toujours à la mode. Je vous l’accorde, c’est beau une valise tout en cuir, avec des clés dorées. Une valise très colorée, jaune citron ou rouge cerise avec des roulettes grises ! Ah oui ! Des roulettes m’amuseraient beaucoup…

Alors ? Vous voyez qui je suis maintenant ? Non ?
Allez ! Une piste : bien que de plus en plus biodégradable, ma disparition vient d’être annoncée pour 2016 ! Ah là, vous êtes sur le point de me débusquer !

Oui ! Bravo ! Je suis un sac en plastique ! On m’appelle parfois sachet, poche ! Je deviens souvent un sac-poubelle ! Mes heures sont comptées ! Je vais peut-être devenir objet de collection ! Qui sait ? Bientôt au musée ? Allez savoir…
JeanPaul Colomb
Saintes le 08 octobre 2014

vendredi 10 octobre 2014

François Truffaut

Le cinéma : le prolongement de la jeunesse

Des Quatre cents coups (1959) à Vivement dimanche (1983), j'ai vu et revu toutes ses réalisations. En octobre 1984, à l'annonce de sa disparition, j'ai éprouvé le sentiment de perdre un frère, un jumeau, tant je me sentais proche de lui.

En 1987, j'ai lu le Plaisir des yeux, ses articles de la période des Cahiers du cinéma, où l'on découvre le penseur, le moraliste du cinéma dont le talent et la fécondité ne cessent d'être reconnus.

Dans sa biographie (de Serge Toubiana et Antoine de Baecque)   parue en 1996, j'ai relevé : « … il sait ce qu'il veut, il a de la volonté. Il deviendra un créateur. Il élaborera une œuvre. Il réussira. D'autre part, c'est un être bon avec un trésor de tendresse… ». Son œuvre fut le produit de son enfance, l'enfant de son enfance. Claude Chabrol y énonce une vérité toute simple : « La jeunesse de François était plus intéressante que celle des autres. Si j'avais raconté ma jeunesse, je n'aurais pas fait plus de deux films ! ».

« Je me classe dans cette famille de réalisateurs pour qui le cinéma est un prolongement de la jeunesse. »               
 in Truffaut par Truffaut (Chêne) 1985

mercredi 8 octobre 2014

Récit au fil de l'eau

Le chevalier du fleuve

Il faut partir tôt ! Très tôt déclare Dédé.  Tu me rejoins en bas de chez moi à cinq heures pétantes ! Si t’es pas là, je pars sans toi ! La veille, je prépare les appâts pour la première fois. Dédé m’a bien expliqué. Dans une casserole d’eau en ébullition, tu jettes une poignée de chènevis, des graines de chanvre si tu préfères, que tu as laissé tremper une ou deux nuits. Tu surveilles bien la cuisson, tu arrêtes le feu quand les germes apparaissent.  Tu les égouttes, tu les passes sous l’eau froide, c’est un peu comme la cuisson des lentilles ! Avant d’aller te coucher, tu rajoutes une ou deux gouttes de pastis… Une goutte comment ? Une petite goutte ? Une grosse ? Une larme ? Euh, tu vois bien ! Disons une demi cuillère à café. Juste ce qu’il faut, s’agit pas de saouler le poisson !

C’est Dédé qui m’emmène à la pêche dans les Gorges de la Loire. La pêche avec une vraie canne en bambou, trois beaux sillons avec des œillets dorés et un super moulinet vert pomme. J’adore la musique du moulinet : des cliquetis brefs et rapides comme ceux d’une horloge pressée quand on ramène le fil à vide, pour vérifier l’état des appâts ; un cliquetis long et strident comme un sifflet en hiver quand le poisson a mordu et espère se sauver dans le courant…

Mon père va bien à la pêche, mais seul ! Il pêche au lancer lui, deux sillons courts en plastique vert acidulé et un énorme moulinet noir. Il pêche à la cuillère, des sortes de médailles argentées ou dorées, terminées par un hameçon trident qui ne connaît jamais les contorsions du ver. Ou alors avec des mouches artificielles suspendues à des bulles en plastique transparent. À la veillée, sur la table de la cuisine, sous la lampe exactement, il
range soigneusement ses leurres dans des coffrets à compartiments tel un bijoutier avant la fermeture de sa boutique, ses cuillères brillantes comme des sous neufs, ses mouches aux longs poils multicolores ;  il lubrifie avec grand soin son moulinet, un Mitchell, un moulinet Formule 1, fiston ! Là tu vois c’est pour la truite, celles-ci pour le brochet, celles-là… Je n’écoute pas la suite… Il ne m’emmène jamais avec lui ! Tu ne pourrais pas me suivre, ni passer là où je vais ! Je l’ai aperçu quelquefois au bord du fleuve : il ne reste pas en place, à la manière d’un lanceur de poids sur un stade, il lance et relance sa super canne en fibre de verre, le leurre suivi du fil monte dans les airs avant de faire plouf loin de la berge, des ronds se dessinent à la surface de l’eau… Va demander à Dédé s’il veut bien t’emmener avec lui… Dédé, c’est  le copain de travail de mon père. Chaque été les deux couples se retrouvent dans deux maisons voisines à l’entrée des Gorges de la Loire, en aval du Puy en Velay.

Mes graines sont cuites, les germes sont fermes, ils ont fait éclater l’enveloppe brune ; le pouce sur le goulot de la bouteille, je laisse tomber trois gouttes de pastis sans oublier de lécher le précieux liquide anisé sur la pulpe du doigt. Je place la boîte précieuse en bas du frigo, fais l’inventaire de mon panier : deux montures de 16, deux sachets d’hameçon, deux flotteurs, une bobine de fil de 8/100, un chiffon propre et une bourriche petit modèle, semblable à une cotte de maille vide, abandonnée. J’attache ma canne à la barre du vélo de la selle au guidon à l’aide de deux maigres tendeurs.  Quel chic type ce Dédé de m’emmener à la pêche avec lui ! Et puis j’aime bien la douceur nonchalante de sa femme Simone. Je me surprends à l’observer lors des pique-niques sur les berges de la Loire. Je la trouve belle, très belle avec son panama et ce ruban rouge qui vient lui caresser la nuque blanche quand elle est assise au bord de l’eau, les jambes nues allongées sur l’herbe fraiche. Sa silhouette
blonde m’évoque une vedette de cinéma aperçue dans Cinémonde.

Presque vingt deux heures, je suis au lit. Il ne fait pas encore nuit. Je ne prépare pas de réveil. Je sais que je vais dormir en pointillé. Que vers quatre heures je vais me lever en veillant à ne pas réveiller mon jeune frère. Il a horreur de la pêche et ne mange que des steaks hachés. Que je vais petit déjeuner debout prés de la gazinière d’un verre de lait et d’un bout de pain avec du miel. Peu avant cinq heures, je suis prêt. Une pâle lueur au-dessus des toits assoupis essaie de troubler le noir de la nuit et efface les dernières étoiles. Un lampadaire blafard douche le porche d’où va surgir Dédé à cinq heures pétantes, casquette de chasseur, blouson d’aviateur, musette en bandoulière, vélo de course Manufrance rutilant — chut Milou ! ça suffit ! tu remontes illico presto ! — la bête se tasse et s’en retourne derrière la porte déjà close. Ça va gamin ? T’es prêt ? Pas trop froid ? Allez, on y va !

Une bonne demi-heure à pédaler sur un faux plat vers l’amont, sur une route étroite, gravillonnée, en lacets épousant les méandres du fleuve sombre. Le fond de l’air est frais, presque froid le matin en été juste avant le lever du soleil. Cette douce froidure m’enveloppe mais ne me pénètre pas. Je vais à la pêche comme un grand dans les courants du fleuve. Et puis suivre Dédé sur son super vélo de course réchauffe ! Sans prévenir, il ralentit, descend de sa machine, détache son matériel du cadre, cache les bicyclettes derrière un énorme buisson et avance vers les eaux bouillonnantes prêtes à l’engloutir. Quand la canne à la main, je m’approche de la rive, Dédé est déjà dans le courant, de l’eau à mi-cuisse, en train d’appâter. Tel un funambule je m’avance pas à pas sur les galets mobiles comme des billes prêtes à se laisser emporter dans les flots. Magnifique. Dédé est magnifique dans la lumière du levant. Dans son ombre, légèrement en retrait, j’apprends à refaire les gestes du maître. Appâter régulièrement puis lancer la ligne dans le courant, suivre la course chaotique du flotteur jusqu’à la douleur, surveiller avec l’index la tension du fil près du moulinet et recommencer…  Mon chevalier du fleuve ne dit pas trois mots de la matinée, reste immobile telle une statue plantée dans les remous, lève parfois la tête vers le soleil de plus en plus chaud…

Allez, on rentre, ça suffit pour aujourd’hui ! Dédé est déjà sur la berge, les jambes rougies jusqu’à mi-cuisse. Alors gamin ? C’est autre chose que de taquiner le goujon avec des asticots ! Que de lancer des cuillères dans l’eau comme ton père, non ? Sacré Dédé !

JeanPaul Colomb

jeudi 2 octobre 2014

Le miracle de Gémozac !


Tous sauf Nîmes, qu'elle a dit au retour de Mayotte !

Donc cap sur l'ouest… Bergerac ? Le Périgord ? La Dordogne ? Ce sera Saint-Seurin-de-Palenne dans le 17, en Haute Saintonge. Puis le Pavillon de la Gare à Saintes. Deux très belles années en roue libre, à conter et voyager !

Bon, il faut reprendre le chemin de l'école à la rentrée 2014-2015. Une nomination dans le Gard (poste d'origine) ? Confiance me dit-elle !

La veille de notre départ pour Santorin, à Héraklion, nous apprenons qu'une charentaise a très envie d'aller goûter la brandade de Nîmes et qu'elle laisse sa place à Marie-Louise dans le 17 ! Ça frémit à l'ouest !

À la rentrée, Malou s'enfonce dans le sud du département… Jonzac ? Encore plus bas. Dépasser Ozillac, Chaunac, Chartuzac, Rouffignac, Chambouillac, Polignac, Pouillac, pour atteindre Clérac ! Malou découvre la campagne de très Haute-Saintonge, se prépare à des journées non stop 7h/19h avec des déplacements plus longs qu'en région parisienne. La galère quoi !

C'est alors que la bonne fée intervient : un poste tout neuf surgit à Gémozac, la porte à côté, en direction de Chermignac, Thénac, Trézac… Oh mirac… !